CHAPITRE II

 

 

 

Des volutes de vapeur montaient de la surface de l’eau. An’desha entra avec précaution dans le bassin de la Vallée miniature de Flammechant.

Une Vallée au cœur de Valdemar… et pas plus grande qu’une Tente de Rassemblement. Je n’aurais jamais cru ça possible, et encore moins avec si peu de magie… et pourtant !

Incroyable ce qu’on pouvait faire sans magie ! Ce jardin enchanteur avait été créé par des gens ordinaires avec des matériaux non magiques. A deux exceptions près : les grandes fenêtres et la source chaude. Les fenêtres n’étaient pas comme ces horreurs composées de carreaux pleins de bulles qu’An’desha avait vues dans le Palais. Triangulaires et sans imperfection, les huit vitres – deux de chaque côté de la pièce – allaient du sol au plafond. Flammechant avait utilisé la technique employée par les Frères du Faucon pour les fenêtres de leurs ekeles. Et il avait également créé la source qui alimentait le bassin en eau chaude.

Tout le reste – le jardin qui fleurissait en plein hiver et le pseudo-ekele suspendu au-dessus – avait été fabriqué ou monté par des gens ordinaires.

Flammechant avait honteusement profité de la reconnaissance de la reine de Valdemar.

S’il devait être l’ambassadeur des Tayledras dans le royaume primitif de Valdemar, pensait-il, il méritait d’avoir tout le confort d’une Vallée !

Valdemar. Un an plus tôt, An’desha ignorait l’existence de ce pays. Enfant des clans, il connaissait seulement ce qui s’étendait à l’intérieur des Murs. Les seuls lieux dont il avait entendu parler, c’était la Forêt des Pélagirs et Kata-shin’a’in, la ville-marché. Les Shin’a’in ne s’intéressaient pas à ce qu’il y avait au-delà des Plaines. Seuls les Tale’sedrin, parmi les clans, avaient dans leurs veines du sang étranger.

Dans certains clans, comme celui d’An’desha, ce genre de chose était considéré comme une disgrâce – pas pour l’enfant, mais pour le parent. « N’a-t-il donc pu séduire aucune Femme des Plaines ? », disait-on, ou « Est-elle donc si laide qu’aucun mâle shin’a’in n’a voulu d’elle ? » An’desha était né d’une telle alliance… Etait-ce pour cela que son clan n’avait jamais mentionné en sa présence rien qui se trouvât à l’extérieur des Plaines de Dhorisha ? Les siens avaient-ils craint, en évoquant le monde extérieur, de l’inciter à découvrir d’autres lieux et d’autres climats. Eh bien, j’ai connu les deux… malgré moi. Le Mage Noir qui se faisait appeler Mornelithe Fléaufaucon n’avait jamais entendu parler de Valdemar avant que les deux étrangers vêtus de blanc ne pénètrent sur le territoire du clan k’Sheyna des Frères du Faucon.

An’desha était alors un prisonnier silencieux et effrayé à l’intérieur de son propre corps. Possédé par l’Adepte, il avait appris qui étaient les étrangers et d’où ils venaient. Il n’avait pas eu le choix, puisqu’il était un intrus dans l’enveloppe que Fléaufaucon s’était approprié bien des années plus tôt.

Il aurait dû mourir. C’était toujours ce qui arrivait quand Fléaufaucon s’emparait d’un corps. Mais il avait survécu – peut-être parce qu’il avait pris la fuite, plutôt que d’essayer de résister.

Prisonnier de mon propre corps… Il ferma les yeux et s’enfonça un peu plus dans l’eau chaude. Comme c’était étrange… Les souvenirs qu’il gardait des années pendant lesquelles il n’avait eu aucun contrôle lui semblaient plus réels que cet instant, alors que son corps était de nouveau sien.

La dernière d’une série d’enveloppes volées par Fléaufaucon… La victime devait avoir des pouvoirs magiques et être le descendant d’un mage nommé Ma’ar. S’il en croyait ses souvenirs, Ma’ar avait perdu la vie – ou son corps, selon les points de vue – au cours des Guerres Magiques…

Cela faisait si longtemps qu’An’desha en avait le tournis rien que d’y penser.

Il se laissa glisser dans l’eau chaude et ferma les yeux plus fort, laissant la vapeur danser autour de son visage. Son visage, plus le faciès à demi félin de Mornelithe Fléaufaucon. C’était également son corps – plus musclé qu’à l’époque où l’Adepte s’en était emparé. Fléaufaucon adorait sculpter les corps. Il essayait chaque changement sur sa fille avant de le reproduire sur lui-même. Il avait tellement modifié celui d’An’desha que celui-ci avait cru devoir le garder ainsi même après que l’Adepte eut été détruit.

Mais ses actes – avoir risqué la mort de son âme pour débarrasser le monde de Fléaufaucon – lui avaient valu bien plus que la liberté. Il avait récupéré son corps et les Avatars de la Déesse l’avaient « guéri » !

Il restait deux choses qu’ils n’avaient pas pu lui rendre : la couleur naturelle de ses yeux et celle de ses cheveux. Désormais, ses cheveux étaient du blanc le plus pur et ses yeux restaient bleu argent à cause de l’énergie que Fléaufaucon avait fait circuler dans son corps. Quand An’desha se regardait dans un miroir, il y voyait un étranger.

Au moins, c’est le visage d’un étranger vaguement familier, et plus celui de la Bête… même si Fléaufaucon était beau.

L’eau chaude aidait un peu ses muscles à se détendre, mais il craignait de devoir recourir à des moyens plus radicaux.

Cet endroit est si étrange… Flammechant adorait jouer les étrangers exotiques. An’desha, lui, n’était pas à l’aise. Les seules personnes qu’il connaissait vraiment, c’était Nyara, l’épée magique Besoin et l’Adepte tayledras Flammechant. Des trois, il fréquentait uniquement Flammechant. Nyara passait son temps avec son compagnon, le Héraut Skif. C’était aussi bien, car il avait du mal à la regarder en face, sachant qu’elle était la fille de Fléaufaucon – donc un peu la sienne –, qui l’avait atrocement torturée. Maintenant que la crise était passée, Nyara semblait partager sa gêne. Bien qu’elle ne fût jamais méchante avec lui, elle n’aimait pas être en sa compagnie.

Quant à la vieille épée qui abritait l’esprit d’une sorcière malicieuse – une entité qui se faisait appeler Besoin – elle avait fort à faire. Ayant pris Nyara sous son aile, elle l’aidait à s’adapter à sa nouvelle vie. Mais Besoin avait de l’entraînement. Elle faisait cela depuis des siècles…

Après tous les changements qu’elle a vus, plus rien ne doit la surprendre. Quant à Flammechant… Il rougit – à cause de la chaleur de l’eau. Je ne comprends pas, se dit-il, sa logique et ses sentiments entraient en conflit chaque fois qu’il pensait à Flammechant. Pourquoi ça, et pourquoi lui ? Les Shin’a’in acceptaient parfaitement les couples du même sexe, mais An’desha n’avait jamais été attiré par un homme. Pourtant, Flammechant devenait le centre émotionnel de son univers. Pourquoi ?

Flammechant. Que vais-je faire ? Est-il mon prochain maître ?

Ses pensées partirent en vrilles de plus en plus serrées, comme un faucon pris dans une bourrasque, jusqu’à ce qu’il se secoue rudement. Il s’aspergea le visage d’eau et se redressa. Reprends-toi. Concentre-toi sur des problèmes ordinaires. Affronte un problème à la fois. Pense à des choses paisibles. Tes amis ne cessent de te répéter de ne pas t’inquiéter, de te reposer, de te détendre.

Il rouvrit les yeux et se concentra sur le jardin, cherchant des endroits qui pourraient sembler vides ou pas tout à fait finis. Il s’était découvert un don surprenant – car les Shin’a’in n’étaient pas connus pour leur aptitude à faire pousser grand-chose. Et Fléaufaucon détruisait davantage qu’il ne créait, quand il était actif…

Je n’aurais jamais cru être un jardinier. Je pensais que c’était réservé aux Tayledras.

Il adorait sentir la terre entre ses doigts. Regarder une feuille s’épanouir lui donnait autant de plaisir que s’il avait composé un poème. Bien que les plantes d’ici lui fussent étrangères, à leur manière, elles étaient comme lui. Elles le touchaient, comme ses ancêtres l’avaient été par le ciel et l’herbe haute. L’odeur des pousses vertes lui donnait l’impression de renaître. An’desha avait une affinité avec les plantes ornementales et une patience, devant elles, qui faisait défaut à Flammechant. Si l’Adepte aimait regarder un parterre, il ne s’intéressait pas aux plantations, ni à leur entretien. Bien qu’il ait voulu ce jardin intérieur, qu’il l’ait planifié, et qu’il en ait sculpté les pierres, c’était An’desha qui lui avait donné vie. En un sens, ce jardin fragile était son corps, son esprit et son âme.

An’desha n’avait pas limité ses efforts au jardin intérieur qui s’étendait autour des deux bassins, un froid et un chaud, et de la cascade. Il avait planté des espèces résistantes au froid devant les fenêtres. Puisqu’elles étaient si hautes, il n’y avait aucune raison, selon lui, pour qu’il ne puisse pas générer l’illusion d’une continuité entre l’intérieur et l’extérieur. Ainsi, à part en hiver, il avait l’impression d’être dans la grotte ornementale d’une Vallée tayledras.

L’illusion n’était pas parfaite. Fronçant un peu les sourcils, An’desha observa la frontière entre l’intérieur et l’extérieur. Les sentiers de gravillons se prolongeaient bien, mais on remarquait toujours la vitre, avant ce qui poussait derrière.

An’desha gagna le bord du bassin et, le menton posé sur les bras, étudia le problème.

Il devait y avoir un moyen pour que la fenêtre ne soit qu’une interruption accidentelle de la fluidité du jardin et du mouvement des plantations.

Des buissons, décida-t-il. Si je plante des buissons pour délimiter un chemin fantôme de l’autre côté de la vitre, l’illusion sera parfaite.

Il s’était inquiété quand Flammechant avait annoncé que les « propriétaires » du terrain pouvaient s’opposer à toutes ses transformations. L’Adepte avait élu domicile dans le coin le plus reculé de la grande prairie connue sous le nom de Champ des Compagnons. Les partenaires des Hérauts de Valdemar auraient pu protester contre cette intrusion. Mais ils ne semblaient pas s’en émouvoir. Au contraire, ils avaient émis quelques suggestions, afin que l’ekele se fonde mieux dans le paysage, ce que devait faire tout bon ekele. De l’extérieur, les piliers de roche brune et verte qui le soutenaient se confondaient avec les troncs des arbres, et le deuxième étage disparaissait dans les branches. Flammechant avait choisi cet endroit parce que la légende disait que le Héraut Vanyel, leur ancêtre commun, à Elspeth et à lui, rencontrait ici son amant. Selon lui, aucun site n’aurait mieux convenu à son ekele.

Dès son arrivée, Flammechant avait décidé de bâtir son « nid » dans le Champ des Compagnons plutôt que dans les jardins du Palais, parce qu’il ne voulait pas que la vue des bâtiments le déconcentre.

Etrange. Je me serais attendu à ce genre de comportement de la part de Ventnoir. A une époque, devenu un gardien et un protecteur, il ne supportait plus de vivre enfermé dans une Vallée ! Mais il profite du confort du Palais avec la fille de la reine… et c’est Flammechant qui s’isole ici.

Flammechant ne connaissait pas d’autre loi que la sienne et il imposait sa volonté à tout le monde – même à la reine. Adepte le plus puissant du royaume, il profitait de la situation. Un jour, Elspeth et Ventnoir deviendraient ses égaux. Mais Flammechant était un Adepte depuis l’adolescence et il aurait toujours plus d’expérience que le Frère du Faucon k’sheyna et le Héraut de Valdemar.

Peut-être s’isole-t-il pour mon bien, pas pour le sien. Cela pouvait être le cas. Le regard perdu dans l’ombre des arbres, An’desha soupira.

Il savait à quel point sa santé mentale était précaire. Il était toujours le Shin’a’in de quinze étés qui avait fui son clan pour aller demander à ses « cousins », les Frères du Faucon, de lui enseigner la magie. Pendant sa captivité, il avait eu de très brefs aperçus de ce que faisait Fléaufaucon. N’ayant retiré aucune expérience de toutes ces années, il aurait tout aussi bien pu ne pas les avoir vécues. Car la plupart du temps, il était resté caché dans le noir.

J’avais peur qu’il ne me sente regarder le monde avec ses yeux… Et ce qu’il faisait était horrible.

An’desha aurait pu consulter les souvenirs de Fléaufaucon… Mais il s’y refusait. Ces monstruosités le rendaient malade et lui faisaient redouter que la Bête ne soit pas partie. N’avait-il pas survécu pendant des années caché à l’intérieur de lui-même sans que l’Adepte Noir n’en sache rien ? Alors pourquoi Fléaufaucon, un mage expérimenté, n’aurait-il pas fait de même ? Il n’avait que la parole de Flammechant, certain que Fléaufaucon était mort. Mais l’Adepte admettait qu’il n’avait jamais rien vu qui ressemble au mécanisme diabolique inventé par le Mage Noir pour survivre. Alors, comment pouvait-il jurer que Fléaufaucon ne l’avait pas envahi au dernier moment ? An’desha vivait dans la peur : un jour, en regardant dans le miroir, il y verrait Mornelithe Fléaufaucon sourire, prêt à frapper. Et cette fois, il ne s’échapperait pas.

Flammechant enseignait la magie à An’desha et cela n’avait rien pour le rassurer. La magie avait déjà ramené Fléaufaucon à la vie une fois…

An’desha craignait tout autant de ne pas apprendre à contrôler ses pouvoirs. Flammechant était un Adepte Guérisseur. Soit la personne la plus qualifiée pour l’aider à guérir de ses blessures spirituelles et à surmonter ce qui lui était arrivé. Donc, An’desha pourrait sûrement s’épanouir à la lumière de Flammechant. Si seulement j’avais moins peur… Peur d’apprendre et de ne pas apprendre ! Il y avait une autre complication, comme si la vie d’An’desha n’était pas déjà assez difficile. Quand il avait déclaré qu’il refusait de toucher à sa magie, Flammechant avait répondu qu’il n’avait pas le choix. Il devait apprendre à contrôler ses pouvoirs. Fléaufaucon ne, subtilisait pas le corps d’un de ses descendants quand il n’avait pas le potentiel d’un Adepte. Et ce don ne disparaîtrait pas. Il était peut-être même impossible de le garder en sommeil.

Autrement dit, An’desha détenait toujours les pouvoirs destructeurs de Mornelithe Fléaufaucon, un Adepte que même Flammechant n’aurait pas voulu affronter sans le soutien d’autres mages.

Ces pouvoirs pouvaient rester latents, jusqu’à ce qu’il soit bouleversé et réagisse instinctivement, avec pour seul entraînement des bribes de souvenirs qui appartenaient à la Bête.

Ce n’était pas une perspective réjouissante. Surtout s’il ne voulait pas mettre toute vie en péril autour de lui.

Pour pratiquer son art, un mage devait avoir confiance en ses capacités. Sinon, elles se retournaient contre lui et le dévoraient. Si Fléaufaucon ne manquait pas d’assurance, An’desha en était dépourvu.

Je ne peux même pas supporter de rencontrer les habitants de ce royaume ! C’était stupide, bien sûr. Ils ne le mangeraient pas… Et ils ne lui en voulaient même pas de ce qu’avait fait Fléaufaucon ! Mais l’idée de marcher jusqu’au Palais et de croiser tous ces étrangers lui donnait envie de ramper sous la cascade et de ne plus jamais sortir.

Il restait donc ici, protégé, mais pas rassuré.

A vrai dire, il avait du mal à croire que personne ne lui tenait rigueur des ignominies de Fléaufaucon. Incapable d’affronter les souvenirs de la Bête, il n’arrivait pas à imaginer qu’on puisse, en le voyant, ne pas se rappeler les crimes qu’« il » avait commis.

Et j’en ignore plus de la moitié… Mes souvenirs les plus précis concernent Nyara.

En vérité, il ne voulait pas savoir ce que Fléaufaucon avait fait… Et tant pis si Flammechant insistait pour qu’il assume tous ses souvenirs, convaincu qu’il devait connaître chacun de ses actes, même les plus vils.

An’desha décida qu’il avait mariné assez longtemps. Quelques minutes de plus, et il aurait l’air d’avoir bouilli. Il n’y avait pas de hertasi à Valdemar pour répondre à leur moindre désir – une lacune dont se plaignait amèrement Flammechant – mais il avait grandi dans une tente des Plaines. Là-bas, si une personne ne s’occupait pas d’elle-même, nul ne le faisait à sa place – à moins qu’elle ne soit handicapée. Il avait apporté des serviettes et des robes, pour lui et pour Flammechant. Il se sécha puis s’habilla.

Le bassin chaud était la réplique du froid, situé à l’autre bout du jardin. Il était muni d’un dossier plus haut que la tête d’un homme. L’eau chaude montait de quelque part au centre, et une cascade y déversait de l’eau plus fraîche. Le tout était entouré par des « arbres » et des rideaux de plantes. Si Flammechant se fichait qu’on le voie nu, An’desha était plus pudique.

Alors qu’An’desha sortait de l’eau, l’oiseau blanc de l’Adepte traversa gracieusement la salle-jardin et atterrit près du petit bassin qui alimentait la cascade, dans la vasque que Flammechant avait faite pour lui. Il y plongea avec le même enthousiasme qu’un moineau, envoyant des éclaboussures partout. Quand il eut fini de prendre son bain, on aurait juré qu’il avait une maladie du plumage. Ses ailes étaient si trempées qu’il pouvait à peine voler. D’ailleurs, il n’essaya pas, et sautilla jusqu’à sa perche pour se lisser les plumes. Les oiseaux des Frères du Faucon étaient généralement des rapaces qu’ils élevaient spécifiquement. En cela aussi, Flammechant faisait exception.

An’desha s’entendait plutôt bien avec l’oiseau, qui s’appelait Aya, surtout depuis qu’il avait fait pousser sur des arbustes les baies dont il était très friand. Aya paraissait heureux et ne semblait pas regretter les Vallées.

Même l’oiseau de feu était plus à l’aise ici que lui.

An’desha savait qu’il s’apitoyait sur son sort, mais il s’en fichait. L’oiseau leva la tête, comme s’il avait lu dans ses pensées, et lui jeta un regard écœuré avant de se secouer et de lui tourner le dos.

Eh bien, tant pis ! Ce volatile n’avait pas été privé de son corps par une entité maléfique presque immortelle !

An’desha se sécha les cheveux, puis s’enveloppa dans sa sortie-de-bain et gagna son refuge.

Il avait planté une rangée d’arbres, dans le coin sud-ouest du jardin, pour dissimuler une petite étendue herbeuse où il avait dressé une tente. Assez haute pour qu’il puisse y tenir debout, elle était très étroite. Comme il ne s’agissait pas d’une tente shin’a’in, elle n’était pas imperméable. Mais quelle importance puisque ici, l’été durait toute l’année ? C’était le seul endroit où il pouvait s’allonger, regarder un toit de toile et se croire presque à la maison. Aussi longtemps qu’il ne faisait pas de bruit, personne ne pouvait savoir si la tente était occupée. Flammechant n’avait émis aucun commentaire. Avait-il compris qu’il en avait besoin, comme lui de sa Vallée ?

Une mèche de ses cheveux s’enroula autour de ses doigts quand il poussa le rabat. Il secoua sa main avec impatience. Des cheveux blancs… Il avait l’air d’un Tayledras, tout autant que Flammechant et Ventnoir. Personne ne devinait qu’il était shin’a’in. Flammechant lui avait dit que c’était dû à la magie. Mais si la Déesse l’avait voulu, elle aurait pu lui rendre les couleurs de sa jeunesse. Pour un temps.

Il s’assit sur sa paillasse. Recouverte d’une couverture shin’a’in – cadeau d’un Héraut qui l’avait rapportée d’une tournée – elle sentait encore le cheval, la fumée et l’herbe sèche. C’était suffisant, s’il fermait les yeux, pour lui donner l’impression d’être de retour chez lui.

Si la Déesse a pu me redonner mon corps, ne pouvait-elle pas me reprendre la magie ?

La magie. Pendant longtemps, il avait désiré être un mage. Aujourd’hui, il souhaitait qu’Elle lui ait enlevé ses pouvoirs. Mais Elle avait toujours une bonne raison de faire ou de ne pas faire une chose.

Il regarda la paroi de toile qui laissait passer le soleil de l’après-midi, et se mordilla la lèvre.

Si Elle m’a laissé mes pouvoirs, c’est pour que je m’en serve à des fins qu’Elle est seule à connaître. Flammechant répète sans cesse que c’est mon devoir envers Elle et envers moi-même.

Il en éprouvait du ressentiment. N’avait-il pas tout risqué pour vaincre Fléaufaucon – pas seulement la douleur et la mort, mais la destruction de son âme ? N’était-ce pas assez ? Qu’allait-il encore devoir faire ?

Puis il rougit d’embarras, car il n’était pas le seul à avoir tout misé sur un seul coup de dés. Et ceux qui s’étaient aventurés en Hardorn pour débarrasser le monde d’Ancar, d’Hulda et de Fléaufaucon, alors ? Si Elspeth avait été capturée, Ancar l’aurait torturée et s’en serait servi pour son plaisir. Ancar vouait à la princesse une haine farouche proche de l’obsession. Si ce que les servantes murmuraient était vrai, Elspeth aurait connu un sort atroce entre les mains d’Ancar.

Et Ventnoir… Fléaufaucon haïssait Ventnoir k’Sheyna plus qu’aucun autre humain au monde, et seulement un peu moins que les griffons. S’il avait été fait prisonnier, son destin n’aurait rien eu à envier à celui d’Elspeth.

Quant à Nyara… Si le roi avait reconnu en elle la fille de Fléaufaucon, il aurait su qu’elle était un moyen de contrôler l’Adepte Noir, et il l’aurait gardée vivante. Sinon…

Si Ancar l’avait rendue à son père… Elle aurait été sage de se donner la mort avant que ça n’arrive. Dans son cas, ce n’était pas la haine qui aurait motivé les atrocités de Fléaufaucon, mais la rage – une de ses « possessions » s’était révoltée et l’avait trahi. Cependant, le résultat aurait été le même.

Skif et Flammechant, maintenant… Etant un Héraut, le premier aurait été exécuté sur-le-champ. Quant au second… Ancar et Fléaufaucon auraient sans doute été ravis de mettre la main sur lui. Même un Adepte de sa puissance pouvait être brisé et utilisé contre son gré.

Non, An’desha n’était pas l’unique personne qui avait tout risqué pour vaincre Fléaufaucon. Alors, il devait cesser de s’apitoyer sur son sort. Mais cela n’en faisait pas moins mal…

C’était précisément ce que lui aurait dit Flammechant, s’il avait été là, et pas en train d’enseigner la magie à de jeunes Hérauts-Mages.

Flammechant… De nouveau, une vague de gêne et de désir provoqua en lui une montée de chaleur inconfortable. Il était passé du rôle de consolateur à celui d’amant, et An’desha n’était pas sûr de la manière dont s’était opérée la transition. Pour tout dire, il n’était pas certain que l’Adepte le sût mieux que lui. Cela avait compliqué une situation qui l’était déjà bien assez.

Et je n’ai pas besoin de plus de complications…

Il se coucha sur le dos et ferma les yeux. Comment une personne pouvait-elle s’y retrouver quand elle avait une nouvelle vie, une nouvelle maison, une nouvelle identité et un nouvel amant ?

Que ce dernier veuille être une partie de la solution n’arrangeait rien.

Les choses auraient-elles été plus faciles si Flammechant n’avait été qu’un étranger – ou peut-être un ami, comme Ventnoir et les deux griffons ?

Il est diablement patient… N’importe qui aurait abandonné depuis longtemps. Un étranger l’aurait certainement malmené, puis maudit pour sa timidité, avant de se dire qu’il ne pouvait pas être sauvé, puisqu’il refusait de se sauver lui-même.

Mais tôt ou tard, la frustration de Flammechant aurait raison de sa patience. Il serait incapable de se montrer impartial. Il souhaitait ardemment qu’An’desha réalise son potentiel, afin qu’ils puissent partager le genre de relation d’égal à égal qu’avaient les griffons.

Mais est-ce ce que je désire ? Une partie de lui le voulait de tout son cœur… et l’autre s’en effrayait. Parfois, Flammechant lui faisait peur. Il était si sûr de lui et de ce qu’il cherchait.

Je me demande s’il a jamais eu des doutes. Comment pourrais-je avoir quelque chose en commun avec un homme comme lui ?

Puissant, charismatique, intelligent et beau comme un dieu, Flammechant était tout ce qu’An’desha avait rêvé de devenir à l’époque où il avait fui son clan. Mais plus maintenant. Il avait trop souffert. Jamais il ne pourrait être si naïf. Si plein d’espoir.

Flammechant rayonnait et il ne manquerait jamais de partenaires sexuels. An’desha ne pouvait pas imaginer que quelqu’un comme lui attende qu’un sang-mêlé shin’a’in recouvre ses esprits.

Pourquoi gâcherait-il un temps précieux ? Et pourtant…

Il est gentil et patient… De fait, Flammechant l’avait courtisé et cajolé avec une maladresse typique d’un certain manque de pratique. Et pourquoi aurait-il eu besoin de séduire ? Il peut avoir n’importe qui. Je parie qu’ils sont nombreux à se jeter à ses pieds, au Palais.

Cela rendait d’autant plus surprenant le comportement de Flammechant. Au lieu de passer son temps à le guider comme un poulain effrayé, il aurait pu l’employer à des choses plus amusantes, avec d’autres personnes.

Au fond, il refusait de croire que Flammechant pensait réellement tout ce qu’il lui disait la nuit. Car il ne voulait pas de ce genre de dévotion.

N’est-ce pas ?

Tout ça ne le menait nulle part. Plutôt que de devoir affronter d’autres pensées inconfortables, An’desha préféra se lever et sortir dans le jardin.

L’oiseau de feu avait lissé ses plumes et les faisait gonfler, les ailes déployées pour mieux sécher. Il ne fit pas attention à An’desha quand celui-ci passa près de lui pour gagner l’escalier en fer forgé qui conduisait au second étage et à l’ekele qu’il partageait avec Flammechant.

An’desha monta et entra dans la pièce centrale de l’ekele, conçue pour recevoir. Elle ressemblait à la pièce « publique » de n’importe quel ekele tayledras. Bien éclairée et ouverte, en dépit du peu d’espace au sol, elle était meublée de coussins disposés çà et là, de perches et de tables basses. Les lattes du parquet – deux essences de bois, l’une ambrée et l’autre couleur de miel doré – formaient un motif de chevrons.

An’desha gagna sa chambre, aux murs drapés de tissu noué au milieu du plafond pour donner l’illusion d’une tente shin’a’in. Une idée de Flammechant. An’desha n’osait pas lui dire que ce décor était aussi éloigné de la réalité que les jardins du Palais d’une Vallée. La chambre abritait le coffre où il rangeait ses vêtements, ses maigres possessions et un lit plus confortable que sa paillasse. Il ne s’en servait pas beaucoup, cependant, sinon pour s’allonger et réfléchir.

Le jeune homme tira les rideaux des fenêtres et laissa son regard errer sur les branches. Il se demandait si l’histoire entendue par Flammechant était vraie – et si oui, quel genre de fin elle avait eu. Heureuse ? Tragique ?

Quelle importance ? Je pense trop ! Il se tourna vers le centre de la pièce, retira sa sortie-de-bain et enfila une chemise et des hauts-de-chausses, essayant de ne pas penser à leur coupe bizarre. Ce n’était pas des vêtements shin’a’in et ils ne lui sembleraient jamais… normaux.

Mais ils remplissaient leur rôle, alors peu importait qu’ils ne soient pas shin’a’in. Il regarda de nouveau par la fenêtre… Soudain, de nulle part, la peur revint. Pas une de ses stupides petites peurs personnelles, mais quelque chose de bien plus important. An’desha agrippa des deux mains le bord de la fenêtre tandis que le soleil devenait aussi froid que le blizzard qui balayait les Plaines. Il commença à claquer des dents et à trembler, incapable de bouger, et tout juste apte à respirer. Son estomac se noua. Il entendait son cœur battre à ses oreilles et il aurait voulu courir, fou de terreur, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus aller plus loin. Quelque chose ne va pas… Puis, tout aussi soudainement, la peur disparut. Comme chaque fois.

Pourtant, le message restait…

Assis sous une lanterne en forme de crocus, Flammechant grattait la crête de son oiseau de feu. Perché sur son autre bras, celui-ci avait fermé les yeux. Ceux de l’Adepte s’étaient voilés tandis qu’il se concentrait sur le récit d’An’desha.

— … c’est toujours la même chose, conclut An’desha, le souvenir de la terreur le faisant frissonner. C’est la troisième fois, et à chaque occasion, les circonstances étaient différentes.

Flammechant hocha lentement la tête et poussa une mèche blanche dans son dos. L’oiseau de feu entrouvrit un œil désapprobateur… jusqu’à ce que la main de l’Adepte recommence à le caresser.

— Je ne crois pas que cela vienne de toi, dit-il, alors qu’une fleur nocturne exhalait son parfum près d’An’desha. Ton impression est bonne : une menace approche. Nous ne savons pas encore de quoi il s’agit et cette peur est un pressentiment.

An’desha soupira de soulagement. Les deux premières fois, Flammechant avait semblé croire que ce n’était qu’une réaction post-traumatique à ce qu’il avait subi. Pourtant, il était troublé.

— Fié… Fléaufaucon n’a jamais été doué de prescience, bredouilla-t-il.

Flammechant se contenta de hausser les épaules.

— Fléaufaucon n’a jamais souhaité connaître l’avenir… Il présumait qu’il serait tel qu’il le ferait. Et tu n’es pas lui. La Déesse t’a peut-être fait ce cadeau en plus de tous les autres.

C’était possible. Dans ce cas, il aurait voulu qu’Elle le reprenne.

Son expression dut trahir sa pensée, car Flammechant sourit.

— Si une menace est en route, elle viendra probablement de l’est. L’Empire que Valdemar redoute tant regorge de mages. Selon moi, ses conquêtes ne s’arrêteront pas à la frontière d’Hardorn.

Alors qu’An’desha restait assis sans mot dire, Flammechant continua ses spéculations. L’Empire était une menace, l’Adepte avait raison. Mais An’desha ne pouvait se débarrasser de la certitude que le danger ne venait pas de là.

C’était quelque chose de bien pire qu’une guerre.

Quand j’étais caché à l’intérieur de Fléaufaucon, et que les deux Avatars sont venus m’enseigner un moyen de regagner ma liberté, n’ont-ils rien dit à ce sujet ?

Oui, maintenant qu’il y pensait, il se souvenait qu’ils avaient fait quelques allusions…

Il avait été guidé par deux esprits qui étaient jadis des êtres humains. La femme avait été une Tayledras et l’homme un chamane shin’a’in. Ils lui avaient enseigné comment s’insinuer dans l’esprit de son ennemi afin que Fléaufaucon croie que ses pensées étaient les siennes. Ils lui avaient également appris à accéder aux souvenirs des vies antérieures de la Bête.

Une fois au moins, ils lui avaient laissé entendre cela : s’il réussissait à récupérer son corps, il aurait un péril encore plus grand à affronter.

S’il avait pu se rappeler ce qu’ils avaient dit ! Mais à l’époque, il était trop inquiet de sa survie pour prendre garde à des allusions concernant un danger futur. Le danger, il en faisait son quotidien !

Flammechant continuait ses spéculations. An’desha essaya de lui suggérer que le péril pouvait venir d’ailleurs. En vain.

Il finit par abandonner. Quand l’Adepte était parti, impossible de l’arrêter ! Mieux valait prendre un air pensif, hocher la tête et le laisser continuer.

Mais les pensées d’An’desha avaient une nouvelle cible autour de laquelle tourner jusqu’à en avoir des vertiges.

Le danger ne venait pas de l’est. Mais d’où, alors ? Et que pouvait-il y avoir de pire qu’une année renforcée par des mages puissants ?

Ah, s’il avait pu se rappeler…

L'annonce des tempètes
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